Philippe Walter titulaire de la Chaire d’innovation technologique Liliane Bettencourt du Collège de France

Sur le thème : Chimie analytique et histoire de l’art

Grâce à de nouvelles techniques d’analyse, Philippe WALTER, physico-chimiste spécialisé dans les matériaux du patrimoine, ausculte les œuvres d’art et sonde la matière. Il remonte le temps et nous ouvre les secrets de l’atelier des artistes, allant jusqu’à reconstituer leurs gestes créateurs.

Professeur invité sur la chaire Innovation technologique Liliane Bettencourt, Philippe WALTER donnera sa leçon inaugurale le 20 mars 2014, à 18h00

La leçon inaugurale et l’ensemble des cours sont disponibles en ligne sur le site du Collège de Francehttps://www.college-de-france.fr/site/philippe-walter/

Présentation des cours : un autre regard sur l’histoire de l’art

Chimie et Histoire de l’art, deux disciplines que peu de personnes associent de manière naturelle. Pourtant, nombreux sont les peintres qui ont éprouvé le désir de connaître la nature et les propriétés des couleurs qu’ils employaient, préparaient ou faisaient préparer. Aujourd’hui, l’innovation technologique dans le domaine de l’analyse chimique permet de mieux comprendre le rôle des matières et des techniques dans les projets menés par les artistes, leur volonté de trouver de nouvelles façons de peindre ainsi que les relations qu’ils entretenaient avec la société de leur temps.

À de nombreuses reprises dans notre histoire, le progrès des connaissances scientifiques et l’innovation technologique ont conduit à l’invention de nouvelles matières et d’instruments sophistiqués qui ont fourni aux artistes la possibilité d’inventer des manières originales de peindre. Il en a été ainsi pour Léonard de Vinci qui s’est passionné autant pour l’étude de la lumière et de l’anatomie que pour la chimie de la matière picturale. De manière peut-être plus surprenante encore, les théories sur la perception et la synthèse chimique de nouvelles couleurs durant la seconde partie du XIXe siècle ont contribué à bouleverser le regard des peintres et de la société sur l’art. Partant de ce constat, il se dégage une relation passionnante entre les Arts et les Sciences qu’il est possible d’aborder aujourd’hui en associant des notions qui relèvent de la physique et de la chimie, de l’histoire et de la littérature et plus généralement des sciences humaines, ainsi que des neurosciences.

C’est en plaçant l’atelier de l’artiste au centre de mon discours que je propose cette année de réfléchir, dans le cadre de la Chaire d’innovation technologique Liliane Bettencourt qui m’est confiée au Collège de France, au geste du peintre et aux implications, tant du point de vue matériel qu’esthétique, de la nature des matières que l’artiste a engagées durant le processus de création artistique. Cet enseignement permettra de proposer une nouvelle histoire technique de la peinture qui conduit à considérer conjointement l’histoire des sociétés et celle de la couleur.

Des recherches sur ce thème se développent dans différents laboratoires à travers le monde. Il peut s’agir de laboratoires de musées qui contribuent à la mise en valeur des collections, à leur restauration et à leur conservation. Dans le milieu académique, d’autres équipes construisent des équipements d’analyse toujours plus performants, devenus aujourd’hui souvent mobiles pour aller à la rencontre des œuvres et des sites. Par exemple, la diffraction des rayons X identifiera les cristaux qui constituent certains pigments alors que la spectroscopie infrarouge aidera à comprendre la nature des molécules constitutives des liants. La réalisation de recherches plus fondamentales conduit également à mieux comprendre la chimie qui se produit durant la création d’une peinture ou bien qui conduit, sur le long terme, à des modifications de couleurs. Les succès obtenus ces dernières années dans le décryptage des pratiques de Léonard de Vinci ou dans la compréhension des transformations des pigments dans les œuvres de Vincent Van Gogh contribuent à faire connaître le rôle bien particulier joué par la chimie dans l’art.

Les projets artistiques imaginés par les peintres ont été dominés jusqu’au XIXe siècle, dans la pratique comme dans la théorie, par le concept d’imitation de la nature et d’expression sensible de la réalité. C’est certainement pour répondre à cette ambition créative à la fois mimétique et expressive que l’inventivité technique portée par la chimie est apparue comme une clé indispensable aux artistes. Le peintre anglais et théoricien des techniques Charles Lock Eastlake considérait, au milieu du XIXe siècle, que « la chimie a été de tout temps l’auxiliaire professé du peintre ». D’autres artistes regrettèrent de ne pas mieux maîtriser cette discipline pour s’exprimer au mieux dans leur art. Vincent Van Gogh confiait ainsi dans une lettre à son frère Théo, environ un mois avant sa mort : « dans les couleurs il y a un tripotage comme dans les vins. Comment pouvoir juger juste lorsque comme moi on ignore la chimie. »

Depuis la Renaissance, certains artistes se sont ainsi rapprochés de scientifiques pour contribuer à l’amélioration des effets pouvant être produits à partir de leur palette. La luminosité d’une peinture, la pureté des pigments, la fluidité de la matière picturale ont été des paramètres physico-chimiques particulièrement étudiés et sujets à de nombreuses expérimentations. Aujourd’hui, le développement d’approches interdisciplinaires permet d’aller encore plus loin dans la compréhension de la matérialité des peintures, tant pour comprendre les pratiques des Maîtres anciens que pour aider les artistes contemporains dans leurs projets et les restaurateurs dans la tâche délicate qui leur est confiée.

Cette collaboration avec les artistes et les restaurateurs de tableaux nécessite une démarche qui étudie dans le détail le rôle des matériaux dans la création artistique. Fournir des documents techniques, tester des matériaux, parfois même concevoir de nouvelles matières sont des enjeux d’actualité. Je pense ainsi qu’il serait important d’envisager aujourd’hui de rassembler les multiples sources d’information qui sont parvenues jusqu’à nous, tels que les pigments employés au cours des siècles et les traités techniques qui sont si riches en commentaires parfois délicats à interpréter en termes scientifiques modernes. Les dénominations anciennes des matières, qu’il s’agisse de pigments ou de liants, étaient souvent évidentes pour ceux qui écrivaient ou lisaient ces textes. Aujourd’hui, elles sont parfois trompeuses et conduisent à des conclusions erronées quant à leur nature réelle. Au contraire, l’étude interdisciplinaire de ces textes associée à l’analyse chimique des œuvres doit permettre de poursuivre le dialogue entre les sciences et les arts.

Philippe WALTER

(texte issu du dossier de presse associé à la leçon inaugurale de la Chaire)